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Amazon et l’ordre moral

C’est passé à peu près inaperçu mais, récemment, Amazon a changé ses conditions générales. Le site se permet dorénavant de censurer « tout ouvrage comprenant du contenu incitant à la haine ou tout autre matériel que nous jugeons impropre ou offensant » (sic).

La première « victime » de cette nouvelle clause est un livre critique de l’idéologie du genre, qui probablement va du coup très bien se vendre via des canaux alternatifs du fait de la publicité qu’Amazon lui a fait : « Quand Harry rencontre Sally, réponse à la vogue du genre ». Je n’ai pas lu ce livre et précise que ce billet n’est en rien un soutien de son contenu éventuel. La position que je prends est « par principe ». Je note par ailleurs que « Mein Kampf » reste disponible sur Amazon ; son contenu ne serait donc probablement ni inapproprié ni offensant.

Amazon arguera que tout libraire indépendant a le droit de sélectionner les livres qu’il propose au public. Tel libraire se spécialisera dans les bandes dessinées, un autre dans les livres marxistes, un autre dans les livres religieux… Mais Amazon représente 83% du marché du livre aux Etats-Unis et à ce niveau de dominance, le refus de vendre un livre correspond à une censure de fait. Aucun éditeur ne publiera un livre qu’Amazon pourrait refuser de commercialiser.

Les ouvrages refusés par Amazon sont de fait et au sens propre « mis à l’index » ; nous ne pourrons plus les lire. Amazon a recréé, pour un objectif idéologique qui lui est propre, l’index des livres censurés élaboré par l’Eglise Catholique au XVIème siècle. Les idées présentes dans les livres censurés par Amazon seront comme effacées de notre société, avec une efficacité que l’Eglise catholique n’a jamais atteinte (Voltaire, Luther étaient à mis l’Index et cela n’a jamais empêché qu’ils soient lus).

S’il n’est pas certain que la censure des idées ou des œuvres soit jamais une bonne chose, en revanche il est certain que sa mise en œuvre éventuelle doit procéder de la loi, dans un cadre démocratique, et non pas du bon vouloir d’une société commerciale. Nous avons donné des droits trop importants à Amazon.

Ce problème rejoint celui récemment constaté de la censure des contenus exercée par Google, Facebook et Twitter, allant jusqu’à censurer le compte du Président des Etats-Unis lui-même. Là encore, ce billet n’est en rien un soutien éventuel à ce dernier. La position que je prends est “par principe”.

Les conditions générales de fonctionnement de ces sociétés leur permettent d’agir ainsi et tout média a, a priori, la liberté de décider du contenu qu’il publie. Mais la position de dominance des GAFAM est telle que la règle définie avant l’ère de l’Internet ne peut plus s’appliquer. L’Humanité peut censurer un homme politique de droite ou le Figaro une idée de gauche, c’est leur droit. Mais que YouTube (92% de part de marché) bannisse un contenu a un impact médiatique bien supérieur que si ce même contenu est interdit par toute la presse française, télévision comprise. Le pluralisme ne joue plus quand on parle de médias à ce point dominants, rassemblant plus de 90% du trafic ou du temps passé sur Internet.

Nous avons là encore donné des droits bien trop importants à de simples sociétés commerciales, qui menacent aujourd’hui non seulement nos libertés mais nos idées et l’accès au savoir. La censure (éventuelle) des contenus proposés par YouTube, Google, Facebook, Amazon, Twitter doit absolument revenir aux Etats et être exercée selon des lois que nous aurons votées. Techniquement, cette proposition est très facile à réaliser. Il suffit d’imposer aux acteurs dominants du numérique de mettre à disposition du Juge français des interfaces (API) lui permettant de mettre en œuvre instantanément toute décision de justice, lui permettant aussi d’avoir accès, selon nos lois, au moyens de preuve nécessaires tels que les adresses IP permettant d’identifier l’origine de certains contenus, etc.

Le concept juridique à introduire dans la loi est celui de « dominance ». A partir d’un certain degré de dominance, les conditions commerciales ou générales habituelles ne peuvent plus s’appliquer et l’Etat est fondé à les modifier, pour les adapter à sa loi. Ce concept est la conséquence juridique directe de la « scalabilité » recherchée par les acteurs de l’Internet, qui leur permet d’établir cette domination.

Le numérique qui nous est concocté actuellement par ces sociétés ne correspond en rien à la promesse qui nous a été faite (et qui nous est vendue jusqu’à la nausée par les GAFAM) : de plus grandes libertés, un plus grand accès au savoir. Il nous ramène au contraire au passé dans ce qu’il a pu avoir de pire, « panem et circenses » (la gratuité et la débilité ludique des contenus), et l’Inquisition idéologique.

C’est l’exact contraire du numérique que nous voulons.

Né le 1er avril 1929 à Brno, Milan Kundera sait de quoi il parle en matière de censure, d’interdit et d’aliénation. Il en est même venu à contrôler étroitement toute information sur sa vie privée. Ce n’est pas la restitution en 2019 de sa nationalité tchèque qui estompera sa sagacité.

Dans son (peut-être) dernier ouvrage, « Une rencontre », il évoque la fin de l’illusion cinématographique. Né il y a 100 ans, le cinéma qui promettait être le nouveau moyen d’expression culturel (sans même parler du cinéma en tant que nouvelle forme artistique) a aujourd’hui presque totalement disparu. Il est devenu un des principaux vecteurs de l’abêtissement général.

Quant à parler d’aliénation stricto sensu, je ne peux passer sous silence la tentative de procès qu’Amazon préparait contre un journaliste américain qui avait osé les accuser de contraindre, par des conditions de travail inhumaines, ses chauffeurs-livreurs à uriner dans des bouteilles en plastique pendant leur temps de conduite. Suivi une volte-face pitoyable du géant, arguant que la crise sanitaire avait provoqué la fermeture des vespasiennes publiques que leurs « collaborateurs » avaient l’habitude d’utiliser.

Les milliards supplémentaires engrangés par Amazon durant cette crise sont-ils encore une fois la preuve que l’argent n’a pas d’odeur ?

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